Si des linguistes ou des férus de grammaire voient des fautes, qu'ils n'hésitent pas, je ne suis pas rancunier 
De son propre aveu, Anton Corbijn avoue le sourire aux lèvres que sa relation avec Depeche Mode n'a pas démarré sur les chapeaux de roues... C'était en 1981 et Corbijn était le nouveau photographe vedette du NME (NDR : New Musical Express, l’hebdo musical phare anglais des années 70-80-90), lui qui avait été attiré au Royaume-Uni depuis sa Hollande natale par la vague et le son du post-punk britannique, en particulier Joy Division. Ses portraits en noir et blanc sont devenus des images emblématiques de la brève carrière de ce groupe et ont permis à Corbijn de pouvoir prendre des photos qui allaient pour la plupart devenir emblématiques, de Capitaine Beefheart à David Bowie.
Captain Beefheart (NDR : décidément, il aime bien les joshua tree le Anton
)Pour Corbijn, le Depeche Mode du début des 80’s ne fait pas partie de ce cette « élite », la carrière de ce groupe de synthpop de Basildon dans l'Essex semblant déjà en difficulté après seulement deux singles à succès. Fait inquiétant, Vince Clarke, l'auteur-compositeur en chef du groupe, qui ne s'était pas présenté à l'une des séances photo de Corbijn annonce son départ quelques mois plus tard.
Corbijn n’en a que faire : il n'aime pas vraiment Depeche Mode, préférant « des trucs plus orientés guitare ». Il les avait déjà vus en live, mais ils l’avaient si peu impressionné qu'il alla même jusqu’à oublier cette prestation. Lorsque le groupe dans sa nouvelle formation (Alan Wilder remplaçant Clarke et Martin Gore incarnant le rôle d’auteur-compositeur) demande de travailler à nouveau avec lui, il refuse à plusieurs reprises, admettant « je trouvais tout de même plus satisfaisant de travailler avec des artistes dont j’appréciais le travail ».
Cinq ans après leur première rencontre, il accepte finalement de faire une vidéo en 1986 pour leur single A Question of Time, uniquement parce que cela lui permettait de faire un voyage aux États-Unis. « J'ai alors réalisé qu'ils avaient changé et j'ai réalisé à quel point leur musique et mes visuels allaient bien ensemble. C’était une vraie surprise. »
C'était le début d'un partenariat de 40 ans entre Corbijn et le groupe, qui avait démarré par la prise de photos et la réalisation de vidéos et allait s’intensifier, Corbijn devenant le directeur visuel du groupe, concevant toute l’imagerie Depeche Mode : logos, pochettes d'album, décors de scène… une association qui est célébrée dans un nouveau livre, Depeche Mode par Anton Corbijn.
Rétrospectivement, cette union semble aujourd’hui évidente. D’un groupe dont le premier album avait été moqué par une certaine presse, le magazine Rolling Stone en tête, Depeche Mode est devenu de plus en plus sombre et ambitieux musicalement au fur et à mesure que les années 80 progressaient. Ce besoin de gravité visuelle allait parfaitement être représenté par les images granuleuses en noir et blanc ou les pochettes d'album peintes à la main de Corbijn. « Les gens associaient la musique synthétique à la technologie et à la distance émotionnelle… Moi je sentais qu'ils avaient une âme. Je pense que j'avais une approche qui va plus dans ce sens, et cela a fait la différence ».
De plus, les chansons de Gore, qui font fréquemment référence la foi et la croyance – Blasphemous Rumours, Personal Jesus, et pratiquement l'intégralité de l'album de 1992 Songs of Faith and Devotion parlent à Corbijn et à son éducation : « Mon père était pasteur, tout comme mes oncles et grands-pères. Jusqu'à l'âge de 10 ou 11 ans, je voulais devenir missionnaire… jusqu’à ce que j’apprenne que deux missionnaires avaient été mangés par une tribu en Nouvelle-Guinée ! Je ne savais pas quoi faire de ma vie avant d'avoir 17 ans et de découvrir la photographie. Je suppose que j'ai réalisé que Martin tire de l'énergie et des idées de l'écriture religieuse et de la Bible. Combiné à mes antécédents, je pense que cela me semblait très naturel ».
Corbijn semble également avoir eu la chance d'avoir l'idée précise de ce qui allait faire fonctionner l' "image" Depeche Mode. À la fin des années 80, il a publié un livre intitulé Strangers, présentant des photographies du groupe à Prague et dans le désert de Mojave, soulignant ainsi leur popularité naissante à la fois en Europe de l'Est et aux États-Unis. Si sur les photos à Prague, ils ressemblent à d’austères artistes électroniques européens, les photos du désert les présentent torse nu, grattant des guitares au milieu des cactus – comme un groupe de rock traditionnel.
« Le fait qu'ils aient réussi cette alliance est au cœur de leur considérable succès, c’est indédiable », dit Corbijn en hochant la tête. « Dave est vraiment rock'n'roll, Martin l’est beaucoup moins. C’est ce qui permet de ressentir une vraie émotion dans les chansons du groupe, qui surprennent en passant de l’un à l’autre. Dave est un grand leader, il est fantastique. À son âge, et ayant connu une mort clinique, c’est un véritable miracle qu'il puisse jouer et chanter aussi bien qu'il le fait aujourd’hui. »
Gahan « est décédé cliniquement » en 1996, son cœur s'arrêtant pendant deux minutes après avoir pris un cocktail d'héroïne et de cocaïne dans un hôtel de LA. C'était le point culminant d'une période au cours de laquelle Gahan est tombé dans la dépendance, a eu une crise cardiaque sur scène suite a une overdose et a tenté de se suicider. Gore a succombé à l'alcoolisme et a commencé à avoir des crises de stress, Wilder a quitté le groupe et Alan Fletcher a fait une dépression nerveuse… Et pendant ce temps-là, Depeche Mode était au zénith de son succès. Violator s'était vendu à 7,5 millions d'exemplaires en 1990 ; Songs of Faith and Devotion a été classé n°1 des deux côtés de l'Atlantique ; une tournée qui s'ensuit a duré 14 mois, le groupe se produisant sur une scène que Corbijn avait conçue « sans connaître les limites de ce que je pouvais vraiment faire ». Elle comportait deux plateaux superposées et s'est avérée si coûteuse qu'elle a été abandonnée à mi-parcours.
« Deux photos du livre résument parfaitement la période : dans l'une, un instantané, Gahan à l'air émacié regarde par la fenêtre tandis qu'à l'extérieur, le fondateur de Mute Records, Daniel Miller, semble serrer les mains comme s'il priait pour Dave. Sur une autre, Gahan est allongé torse nu sur un lit d'hôtel après un concert à Francfort, le ventre et les bras couverts de cicatrices et d'égratignures. Certaines d'entre-elles ont été causées par un plongeon dans le public pendant le spectacle, pour les autres, il se les était auto-infligées », explique Corbijn.
« Cela résume vraiment, je pense, le point le plus bas de Depeche et Dave: c'était juste avant qu'il n'entre dans la spirale qui s'est terminée avec sa mort clinique. Je l'ai montré parce qu'évidemment il en est sorti, donc cela vous montre la profondeur et le pouvoir qu'il avait, la discipline, pour en sortir. »
Malgré sa carrière très dense, passant de la photographie à la production de films hollywoodiens, Corbijn continue à travailler avec le groupe jusqu'à aujourd’hui réalisant le documentaire de 2019 Spirits in the Forest, sur la relation «très intense» que les fans de Depeche Mode entretiennent avec la musique du groupe.
Control, son biopic acclamé de Ian Curtis de Joy Division, lui a en effet permis de débuter une carrière de réalisateur qui l’a notamment amenée à travailler avec George Clooney sur le thriller The American, avec feu Philip Seymour Hoffman sur l'adaptation de John le Carré A Most Wanted Man, ou encore Robert Pattinson sur le biopic de la vie de James Dean.
« Ma relation avec Depeche Mode est bien curieuse : pas de contrat, pas d'intitulé de poste… ça va d'un projet à l'autre et je suppose que je suis impliqué. J’ai réalisé que j’étais davantage qu’un photographe ou réalisateur de clip lorsque le groupe a accepté mon idée pour la vidéo du single Enjoy the Silence, malgré le fait qu'ils l'ont détesté. Je me suis alors dit : d'accord, ils se soucient de moi ou de mes idées, ils me font confiance d'une manière ou d'une autre ». La vidéo, qui montrait Gahan en roi portant un transat à travers une variété de paysages, a connu un énorme succès sur MTV, propulsant le single dans le Top 10 américain. Ses images ont ensuite inspiré les paroles de Viva La Vida de Coldplay, pour laquelle Corbijn a également réalisé une vidéo sur le même thème.
Alors que Depeche Mode laisse Corbijn s'occuper du groupe sans vraiment orienter les décisions, ce n’est pas toujours le cas de ses autres clients artistes. U2 par exemple a une approche tout à fait différente : « U2 est un groupe qui demande d’avoir avec moi de nombreuses réunions, pour évoquer chacun des sujets. Avec Depeche, c'est vraiment une exception d'avoir une réunion... Avec U2, j’avais fait les visuels pour la tournée du 30e anniversaire de The Joshua Tree et j'avais également filmé le concert de Mexico. Immédiatement après le concert, l’ensemble des membres de U2 est venu regarder l’ensemble des rushs. De minuit jusqu’à 2 heures du mat’ ! Avec Depeche, inutile d’espérer de les faire regarder une minute d’image ! Deux groupes, deux attitudes… C’est juste incroyable. Mais c'est aussi ce qui fait le charme de Depeche. Ils ne font pas beaucoup d'interviews, il n'y a pas de grands projets, ils font juste un disque et une tournée ».
Mais cette grande liberté que peut avoir Corbijn avec Depeche Mode fonctionne : « Cela me force à être génial, parce que je veux être génial pour eux. Je ne veux pas que leur confiance soit un hasard. Je veux que leur confiance soit méritée. »
